une séquence de 1928

2013

montage d’images extraites du fonds spindler
pour la cinémathèque mira

dans le fonds cinématographique spindler, et dans les premières images que paul, le fils de charles, aura filmées, il y a ces scènes de rue de village où l’on assiste aux allées et venues des chars à bœufs et des habitants.

dans la succession des séquences, il en est une où, par le bord droit de l’image et comme venant de derrière nous, une jeune femme surgit et nous dépasse. elle marche vivement au côté d’un char tiré par un bœuf dont elle retient l’allure en resserrant le frein d’un demi-tour de manivelle avant d’accélérer le pas pour rejoindre son fils assis à l’avant, sur la banquette.

ce geste à peine visible n’aura duré qu’une ou deux secondes – une quarantaine de photogrammes tout au plus – mais il capte toute notre attention. car c’est un geste qui n’a plus cours, nous ne conduisons plus de chars et nous ne serrons plus les freins avec une manivelle.

pourtant ce geste est fait avec un tel naturel et une si simple assurance qu’il nous paraît familier. il est aussi machinal que ceux que nous faisons quotidiennement, comme tourner la minuterie du micro-onde, insérer une carte bancaire dans un distributeur ou taper un texto sur notre portable.

au moment où elle resserre le frein de son char, la jeune femme agit selon une multitude de réglages propres aux circonstances techniques, sociales et culturelles de son temps, qui lui font ajuster la force de l’animal, le poids de l’attelage et la pente de la rue qui sont autant de risques pour son enfant assis seul sur le char, le mouvement plus intense des jours de vendanges, son travail de femme de paysan, les tâches déjà faites et celles à venir.

c’est la présence de ce monde englobant qui rend ce geste si vrai et qui fait qu’il nous regarde, que nous pensons à nos gestes à nous, et de là à notre monde à nous, un tout autre présent auquel nous appartenons, bien que nous en éloignant à mesure que nous nous abandonnons à la contemplation de ces images.

non pas que nous confondons les époques – en un éclair, on peut saisir ce qui fait notre monde dans l’instant où nous en faisons l’expérience, en ouvrant sur l’ordinateur, d’un clic sur le fichier, la séquence où ce geste ancien est inscrit –, mais ce coup de manivelle vrille notre regard et permute les siècles.

c’est depuis notre présent que se dévoile la beauté de cette scène qui nous fait éprouver, dans une double révélation, la singularité de la vie d’autrefois et celle de la vie d’aujourd’hui.

dans ce va-et-vient, des gestes se sont échangés et se sont liés l’un à l’autre comme dans une généalogie. une généalogie que d’ailleurs la séquence contient : entre la silhouette sombre d’un passant et la masse pesante de l’animal, on entr’aperçoit charles le père photographiant ce que filme paul le fils.

ce faisant, l’un et l’autre se projettent dans nos yeux de maintenant et retiennent, chacun à leur manière ce qu’ils savent déjà sur le point de disparaître.

il a fallu que jean-charles, fils de paul, petit-fils de charles, nous confie ces bobines pour que nous les regardions image par image et que nous en rendions compte encore et encore…

texte de philippe poirier

une séquence de 1928 | 3’45