entretien avec rodolphe olcèse

pour la revue bref n° 63

Est-ce que nous pouvons pour commencer parler de la prise de vues ?

Oui justement, je ne suis pas sûr de « prendre » quelque chose.
Je parlerais de prise de vues comme on dit « prise de bec », où l’on voit bien que les vues se disputent le cadre. Le cadrage me semble être plus de l’ordre de la représentation mentale. Je ne regarde pas tellement le cadre.
Filmer est pour moi une façon d’appréhender l’image en prédisposant le cadre à enregistrer les choses. Dans le viseur, il y a ce petit rectangle, « temple » ou espace sacré selon les Anciens que la baguette d’un augure découpait
dans le ciel et qui, comme nous l’a rappelé Jean-Luc Nancy, « défini un lieu pour les présences » . Quand je filme, je suppose un cadre, mais je garde une forme aléatoire à l’acte même de filmer. Et cela correspond bien à la caméra super 8. Je ne suis jamais sûr d’attester des choses qui apparaissent et je joue de cette incertitude, de cette indécision de la chose que je suis en train de voir.
Je n’ai pas la prétention de pouvoir restituer une forme présentable de la réalité mais cela ne m’empêche pas de rêver d’image et d’intervenir sur sa matière, son rythme, son exposition…

Les images ne seraient plus de l’ordre de la représentation, il s’agirait de composer avec un monde qui est perdu de vue au moment de la construction du film ?

Il y a une réalité et on la voit. Au moment où on la capte, quelque chose s’ouvre en même temps, qui double, qui dépasse ce que l’on est en train de filmer. Il y a un hors-champ, qui n’est pas seulement ce qui excède le cadre, mais qui est un hors-cadre mental. Moi-même avec ce que je pense, ce que je ressens, j’introduis de l’image dans l’image. Il y a toujours une image qui vient se superposer à celle qui est à l’œuvre au moment où je filme.

Le procédé d’interposition de deux images en série participe de cet effort pour inscrire une image mentale dans une autre ?

Oui, c’est cela. Ce procédé répond à cette sorte d’insatisfaction que peut provoquer une image seule. L’idée était d’essayer d’assembler autrement que par la surimpression, effet souvent emphatique, deux ou plusieurs sources d’images filmées en des lieux et des temps différents selon un principe d’alternance, de clignotement. Ce procédé de montage mis au point avec Christian Cuilleron fut pour nous un véritable émerveillement et, quand il est réussi, compose une image, qui n’existe pas mais est pourtant bien visible.
Dans Dessinator, j’ai intercalé des photogrammes de dessins de mon fils, filmés chronologiquement depuis son plus jeune âge jusqu’à ses sept ans, avec une bobine où il est déguisé en Ninja et fait une danse en manipulant un sabre. Est apparue alors cette correspondance incroyable entre les gestes, les expressions et les dessins, qui me fait penser à un texte d’Henri Michaux, Les commencements, où il montre l’enfant dessiner se projetant dans l’action de courir ou voler.

On peut parler de Qu’est-ce qui m’a pris ?

J’ai utilisé un traveling filmé au jardin des Invalides. 30 secondes prises et reprises, retravaillées au télécinéma. Je souhaitais revenir constamment sur une image déjà vue mais dont la profondeur varierait, comme si le fond même de celle-ci avançait ou reculait, ceci afin de produire un sentiment, un mouvement de l’âme comme diraient encore les Anciens, de rapprochement et d’éloignement devant cette image.

Tout semblait immobile obéit à une démarche spécifique ?

Sur cette musique, je pensais à des images évoquant une histoire d’amour entre deux êtres qui comprennent que la réalité est en train de basculer.
Je pensais à une éruption volcanique au ralenti, une sorte de fourvoiement monumental: un élément bouge d’une façon imperceptible, des blocs de pierres en suspension, un nuage monstrueux dans le ciel, quelque chose de dangereux, d’étrange, une menace que l’on perçoit sans en comprendre réellement la signification. Cela me fait penser à un film de science-fiction (…). Un homme sort dans la rue où tout semble figé, les voitures, les gens, etc.
Il ne comprend pas ce qui lui arrive, il regarde tout autour de lui, et puis il a le vague sentiment que quelque chose a bougé. Il trace alors sur le sol un trait à la craie devant le pneu d’une voiture. Quelques instants plus tard, quand il revient à la voiture, il se rend compte qu’elle a avancé de 10 centimètres.
On comprend alors que le monde autour de lui est dans un temps beaucoup plus lent que le sien. Moi-même je ne pouvais faire de telles images, alors je les ai écrites. Cela a donné un petit récit, sous forme de chanson, et une fois qu’il y a eu cela, curieusement, cela m’a donné envie de faire des images qui, dégagées de la nécessité de cette narration, pouvaient être plus libres…
Ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est de voir qu’une image produit du texte qui en retour produit d’autres images.

L’idée qu’il y a une existence « séparée » de la chanson qui rende possible une mise en image qui ne soit pas une illustration, cela crée une tension assez forte que l’on retrouve dans Au milieu ?

Mes films sont souvent réalisés pour être projetés lors de mes concerts.
Tout est fait naturellement pour que se produise une rencontre entre l’image et le son, sans m’attacher à un style musical spécifique, même si des pistes immédiates se dégagent de chaque cas en particulier. Il y a des familles d’image et de musique qui fonctionnent bien ensemble, mais j’ai l’impression que s’il faut chercher des analogies, c’est plutôt dans le vocabulaire de leurs procédures, c’est-à-dire la résonance, l’espace, le bruit, le grain, la luminosité, l’obscurcissement, tous ces concepts que l’on utilise pour fabriquer de l’image et du son.

Dans Au milieu, la musique et les images font appel à des registres contradictoires ?

C’est vrai que je suis assez séduit par ces moments musicaux qui produisent de l’effondrement. Dans ce cas, la musique nous entraîne effectivement vers une sorte de fond, de perte et d’abandon, mais on croise, avec ces images lumineuses, autre chose qui nous emmène vers une forme de plénitude, de calme, de souveraineté. J’ai l’impression qu’il y a un équilibre satisfaisant quand ces deux tensions existent, ne s’interpénètrent pas, mais travaillent pleinement chacune de leur côté.

Il y a quelques années, vous avez mis en musique certains textes de Robert Walser pour une lecture publique ?

J’avais rassemblé quelques textes autour de La promenade, où il raconte ses balades. Il fait cela par touches, il va très vite, produit des petits tableaux.
Il regarde les personnes, les décrit, capte les regards, les expressions joyeuses, tout brille, tout est foisonnant. Walser produit de l’émerveillement avec l’infime du quotidien. L’articulation de ses phrases va bien avec la vitesse du super 8, qui est à la fois raide et haletante. Je filme beaucoup en 8 images seconde, ce qui produit des images saccadées, rapides, que parfois je ralentis. Walser a une écriture qui est de cet ordre. Il talonne la réalité avec désinvolture mais il est à cran et toute cette architecture frissonne au-dessus d’une vaste incertitude.

Dans le grain tremblé…

Les images de Philippe Poirier sont denses. Conçues le plus souvent pour accompagner ses musiques, elles ne sont jamais des illustrations ni ne sont élucidées par les chansons qui les habitent et les travaillent.
Il y a un mystère singulier qui les traverse et qui est peut-être ce qui leur donne l’évidence et le corps d’une beauté quelque peu épuisante.
«  Elles ont des points de vue bien à elles  », dit-il, ce qui signifie que, même lorsqu’elles «  flottent portées par les voix  », elles ont leur nécessité propre d’expression et de manifestation. Et cette mise en images de chansons nous place en présence d’un geste qui est tout entier cinématographique, dans le mesure où il s’agit bien d’écrire un mouvement, et qui en même temps questionne le cinéma en différant sensiblement de lui, en direction d’une entreprise éminemment plastique et picturale.

L’image, la matière

En 1996, Philippe Poirier réalise Kat Onoma, comme son nom l’indique, un documentaire sur le groupe dans lequel il joue de la guitare et du saxophone. Ce film, qui apparaît comme une série de portraits et s’achemine vers une entrée en scène du groupe, fait déjà entrevoir un certain rapport aux images, où ce qui est recherché dans ces dernières est moins une représentation du monde et des choses que la possibilité qu’offre la pellicule d’engager un travail de peintre, à l’occasion d’une captation d’événements qui ont eu lieu devant la caméra. Le monde est ce en regard de quoi l’image se matérialise, se concrétise et se singularise et permet ensuite à un film de se faire. Les images sont la matière première du film. De nombreux plans tournés en super 8 – des paysages filmés depuis un train, des ciels et des nuages, des visages d’enfants, des branches, etc. – se joignent à des séquences de préparation d’un concert ou à un clip vidéo, ce qui donne à ce film une forme à la fois hybride et lyrique, et situe ce documentaire dans une autre exigence que celle de rendre compte des origines et du devenir d’une formation rock. Il s’agit davantage de présenter des actes, d’ouvrir l’attention sur une musique jouée et des images « projetées », lorsque surgissent les bandes super 8 notamment, dans une relation d’indépendance.
Philippe Poirier déjà veut jouer de l’absence de synchronisme qui est désormais inhérente au film super 8, et qui a pour effet de rendre le regard attentif dans l’image à autre chose que ce qu’elle dit immédiatement.

Même si nous ne sommes pas dans une tentative de narration, des choses signifient et se signifient. C’est qu’il y a des formes, et qu’elles sont belles. L’enjeu est davantage dans la couleur, le grain et la lumière, le mouvement, toutes choses avec quoi les images se font. Dans les Instants composés, 10 films courts réalisés dans le cadre d’une résidence au CICV, Philippe Poirier a pu préciser son geste et son style. Cet opus est un ensemble de dix tableaux, dix essais de capter des choses parfois infimes de notre monde, pour les rendre transformées et magnifiées par l’intercession efficace de la caméra. Il faudrait pouvoir mentionner chacun de ces moments, les considérer d’abord ensemble et puis séparément. Disons simplement que chacune de ces petites scènes traduit un effort particulier pour expérimenter une possibilité du cinéma en général et de l’image super 8 en particulier. Le montage autour de dessins d’enfants, qui sera repris plus tard sous le titre de Dessinator, le travail sur le plan rapproché avec la figure de Batman, l’image tremblée de la caméra à l’épaule à Burano, la tension du geste requis pour filmer des oiseaux, le travelling que tout voyage en train dessine par principe, la surexposition de la pellicule dans les images faites sur le port de Lorient, l’abstraction qu’autorise la prise de vue d’un platane, la radicalisation des contrastes et l’usage de la caméra comme d’une palette de couleurs, tout cet ensemble concourt à mettre en évidence une advenue de l’image accidentelle et nécessaire à la fois, pour paradoxal que cela puisse paraître. Accidentelle parce que les paramètres sont nombreux qui échappent au contrôle lors de la prise de vue et qui agissent sur le rendu de l’image, et nécessaire, parce que les plans sont finis, clos, et les traits définitifs, en même temps qu’ils ouvrent à l’absolu, ou sont ouvert par lui, ce qui est la même chose.

L’image super 8 est une image qui ne fait pas illusion. C’est qu’elle exhibe sa dimension iconique et propose au regard sa facture technique. Elle se donne dans une certaine opacité qui traduit bien la distance et peut-être la perte à l’endroit du monde et de sa vitalité que toute image instaure initialement.
Il faut garder à l’esprit que l’image est une composition, et qu’elle est d’autant plus aboutie qu’elle ne cherche pas à dissimuler son statut d’image mais en fait un temps fort de son apparition, en joue en l’inscrivant dans sa texture même. Cette possibilité, c’est bien ce qu’expérimente Philippe Poirier, lorsqu’il inverse un mouvement dans Aller-retour, ou lorsqu’il sature les couleurs qui font les nuages menaçants dans son premier film court Radioactivity.
C’est également ce qu’il fait lorsqu’il re-filme des images super 8 projetées sur des matériaux qui ne sont pas lisses, et ce afin d’en dénaturer la surface, d’en augmenter l’épaisseur et la densité. L’écran lui-même entre dans l’image, et vient s’interposer entre celle-ci et ce qu’elle voulait enregistrer.
L’image est ainsi recherchée pour elle-même, et non en tant qu’elle peut nous plonger dans l’oubli de sa dimension de facticité, pour nous faire mieux accéder aux êtres et personnes dont elle se veut souvent une soudaine et immédiate présentation.

Altérations

La matière du film c’est l’image, et non le monde, qui est en quelque sorte perdu de vue lorsqu’il est filmé, mais vers lequel nous sommes invités à revenir, le regard changé et chargé d’attentes nouvelles. Nous savons bien que la ville de Venise n’est pas aussi irréelle et hallucinée qu’elle peut le sembler lorsqu’elle se dessine, dans Au milieu, à travers des filtres colorants, mais de la voir dans cette optique fait notre esprit s’émerveiller devant la contradiction et le défi qu’il y a, pour les hommes, de bâtir une ville « sur » de l’eau. La prise de vue, ainsi envisagée, exprime moins l’acte de voir que celui de prendre, dans le but justement de donner à voir ce qui sans ce geste serait demeuré invisible.

Une telle manière de faire, par où il faut perdre le monde de vue pour pouvoir faire des images, ne témoigne pas pour autant d’une indifférence envers des choses et des êtres. Elle ne conduit pas non plus à une façon abstraite de mûrir et de fabriquer des films. Bien au contraire. Tout est concret dans de tels films, et tout est dans un profond respect des formes qui avoisinent l’objectif. C’est que la dissociation entre le sujet et son image, cet écart qui est l’espace dans lequel Philippe Poirier travaille, ne fait pas disparaître le réel métamorphosé par la pellicule. Les choses continuent d’exister en face des images, parce qu’elles restent différentes d’elles. Et cette polarité convoque parfois des phrases, musicales ou parlées, des histoires qui ont une existence propre, séparée, et accusent la tension presque existentielle que les séquences savent parfois mettre en évidence. Ceci est particulièrement visible dans Au milieu, mais également dans Tout semblait immobile. Ce titre est d’abord celui d’une chanson en forme de prose, née de la volonté d’exprimer une image que la seule captation de la réalité n’eut pas rendu possible, et qui une fois devenue phrases, voix off pourrait-on dire, appelle des images qui développent une narration seconde, à la fois proche et lointaine de ce que dit la chanson. Si tout semblait immobile, c’est que rien ne l’était véritablement, c’est que tout bougeait dans cette immobilité manifeste. Il y a donc du mouvement encore, la possibilité de l’écrire aussi, et ainsi, il y a la nécessité du cinématographe. Et ce film est précisément composé d’un ensemble de mouvements qui vont dans des sens divers : une ombre projetée sur le sol se déplace, une pierre tourne sur elle même, le paysage tremble, un visage de femme perdu dans la matière se tourne légèrement, par un mouvement à la fois infiniment lent et immensément saccadé…

Qu’est-ce qui m’a pris…, qui est une autre petite scène chantée, en appelle également à une relation singulière aux images qui l’accompagnent.
Plus immédiat, le lien entre les phrases et l’image agit comme une mise en situation du « je » que nous revêtons lorsque nous écoutons la bande son.
Ces quelques photogrammes repris en boucle nous mettent très exactement sur un cheval. Ce n’est plus l’image qui tremble, dans les soubresauts continus, mais notre regard lui-même. Ce petit plan, qui n’est finalement qu’un plan séquence, parce qu’il nous met en selle, est aussi quelque chose qui est capable de nous désarçonner. Et ce film éclaire à sa façon le propos de Tout semblait immobile, puisqu’il montre que le même n’apparaît jamais identique à lui-même, mais que toujours il y a en lui quelque chose qui diffère sensiblement de soi. L’énigme du visible est dans le grain tremblé de l’image elle-même, que nous voyons approcher et s’éloigner.
Par un tout autre procédé, Dessinator indique à l’inverse comment l’enfance, tout en étant exposée à une transformation continuelle, résiste à la dissipation, peut revenir apparemment inchangée et n’en plus finir d’insister dans notre actualité. Ce film en effet, réalisé à partir de dessins faits à différentes époques par un enfant que l’on voit accomplir une « chorégraphie martiale » à l’écran, montre bien comment un même individu peut continuer de voir ses gestes aboutirent dans des formes qui l’exprimaient tout entier bien des années auparavant. Cette enfance, présente, pressante, vient, comme une troisième image, se mêler à deux ordres de composition placés dans une alternance rythmée et infatigable.
Il faut dire enfin quelques mots de Blasted, qui est un jeu d’enfant en un sens. Ce petit dispositif de caméra fixe permet à Philippe Poirier d’improviser avec Pascal Benoît des accolades grandiloquentes et de multiplier inlassablement les entrées et sorties de champ. Ce film témoigne lui aussi d’un évident sens de la composition et de l’humour cinématographiés.
L’image a un intérieur et un extérieur, c’est-à-dire qu’elle résulte d’un découpage, qu’elle est toujours dans un cadre, avec lequel Philippe Poirier s’amuse beaucoup, et nous avec lui.

Dans un monde où la spécialisation des tâches et la distribution des rôles retirent souvent à chacun la possibilité, sinon la liberté, de dire l’événement de sa présence aux autres et aux choses, l’œuvre qui s’élabore discrètement dans l’atelier de Philippe Poirier est infiniment précieuse. Car pour faire des films avec trois fois rien, il faut avoir reconnu que regarder n’est pas assez. Les petits essais visuels de cet artisan au talent pluriel ont la durée de ses chansons. Ils s’imposent eux-mêmes comme des chants. Ils sont pour saluer le passage ancillaire d’une beauté qui nous aide à nous mettre en route, fut-ce en commençant par nous épuiser. Ils sont pour répondre au monde qui doit toujours réveiller notre sens de l’émerveillement, même devant des silhouettes minuscules. C’est que ces formes, même empruntées à un arbre ou à un chat, ne sont jamais si petites que notre regard ne puisse grandir de se mettre à leur épreuve.

Rodolphe Olcèse