chroniques zoologiques
musée zoologique de strasbourg
2007
commissaire : marie-dominique wandhammer
les animaux n’ont pas d’histoire, nous dit elisabeth de fontenay : les empreintes de leurs pieds, les effluves, les restes de leurs nids s’effacent vite et nous laissent aussi peu de traces que le vent.
mais il y eut des hommes dont c’était la manie de collectionner, et qui passèrent leur vie à les classer, les compter, les décrire.
ils nous ont légué les musées d’histoire naturelle, véritables mondes clos rassemblant jusqu’au vertige la multitude des formes du vivant, épinglées, séchées, empaillées, mises en bocaux…
éléments de la scénographie attendant l’arrivée des animaux
l’exposition « chroniques zoologiques » avait pour but d’expliquer comment ces collections s’étaient constituées dans un musée comme celui de strasbourg. ce choix présentait trois niveaux d’intérêt.
d’abord, c’était l’occasion de sortir des réserves des collections très anciennes, historiques, qui pour un grand nombre d’entre elles étaient inconnues du public. c’était aussi une façon de faire découvrir des taxidermies du début du siècle dernier ainsi que les méthodes et le regard des scientifiques de l’époque.
ensuite, la nature même des collections ou des opportunités ayant présidé à leur acquisition mettait à disposition une foule hétéroclite d’animaux, conservés selon tous les modes possibles. nous avons été tout naturellement conduits à répercuter cette atmosphère d’accumulation des réserves qui nous est si chère et à orienter fortement la scénographie vers une sorte de cabinet scientifique.
enfin, par ses allures d’arche de noé, cette exposition offrait l’occasion de parler plus largement des animaux, de poser la question de leur présentation et d’interroger la conscience que nous avons d’eux aujourd’hui.
tout en suivant le cheminement thématique de l’exposition, le public se trouvait régulièrement face à de nombreux tableaux ou installations, qui ouvraient des espaces de contemplation susceptibles de donner plus de visibilité à des objets finalement pas si faciles à voir.
les colibris
ils sont ici une cinquantaine, répartis par deux ou trois dans des cases de couleurs éclairées une à une comme autant de petites scènes
de théâtre. colocataires d’un tableau structuraliste, les colibris composent sous les projecteurs miniatures une spectaculaire harmonie colorée.
pourtant, dans la nature, ils sont presque invisibles grâce à leurs plumes iridescentes dont les couleurs vives les font se confondre avec celles des corolles dans lesquelles ils plongent pour en prélever le nectar.
lorsqu’ils volent, on ne voit pas non plus leurs ailes qui atteignent jusqu’à 200 battements par seconde. enfin, les fréquences de leurs chants sont si élevées que notre oreille ne peut les entendre.
ils sont là, exposés, dans l’interruption spectaculaire des liens qui les attachaient à leurs milieux naturels, comme des images silencieuses, découpées.
cette coupure ou cut-up zoologique est le geste caractéristique de l’exposition.
elle nous laisse rêveurs. elle nous montre, saisis dans la lumière, des êtres dans le déploiement de leurs formes, de leurs matières, de leurs couleurs et dont l’extravagance, du coup, nous saute aux yeux. il y a de l’ironie dans ce dispositif puisque l’on sait que ces couleurs sont, pour les colibris et de nombreuses autres espèces, des camouflages pour les rendre invisibles.
le singe et le sanglier
un singe mangabey noir semble observer la tête d’un énorme sanglier monté sur un socle de bois sculpté, trophée sans doute accroché il y a une centaine d’années au mur d’un pavillon de chasse. là, la tête est posée au sol, sous le regard de verre de ce singe du congo.
nous sommes dans l’artifice d’une rencontre improbable dont on a surjoué l’incohérence. mais cette histoire est-elle plus improbable que la rencontre d’un âne et d’une poule ? comment s’imaginer le regard qu’un animal porte sur un autre ?
il faudrait pour cela nous mettre dans sa peau, si ce n’est que dans ce cas précis nous prendrions le risque d’un devenir-paille.
la taxidermie a apprêté ces animaux pour que nous ayons en toute quiétude le temps de penser à eux. ce sont des pense-bêtes — au cas où nous viendrions à les oublier.
crânes
s’agissant des multiples configurations que peuvent prendre les squelettes, le crâne du dauphin fait figure d’exemple.
lorsqu’on le découvre, en lévitation à 30 centimètres du sol, on n’en voit que la partie arrière qui ressemble étrangement à un crâne humain. si on le contourne, on distingue alors sa forme allongée de sirénien. enfin, sur le mur, son ombre portée nous suggère un autre animal, crocodile, varan ou mouton.
à partir d’un principe unique de formation osseuse, il existe dans la nature une variété infinie de réponses. cependant, pourquoi telle forme plutôt qu’une autre ? c’est à cette question notamment que se sont attelés les chercheurs en anatomie comparée.
un trompe-l’œil à l’envers
alexandre isidore leroy de barde (1777-1828) s’était fait une spécialité de représenter en trompe-l’œil des collections de coquillages, de fossiles ou d’oiseaux soigneusement disposés dans leurs étagères à casiers. ces peintures nous montrent des spécimens exotiques qui semblent d’un autre âge, mais qui figurent parmi ceux que possède le musée.
alors, partant de l’image, nous avons retourné le geste historique du peintre en reconstruisant à l’identique la vitrine en bois et en y disposant les mêmes oiseaux, pour créer un trompe-l’œil à l’envers, une « installation d’histoire », comme on faisait au xixe siècle de la peinture d’histoire.
nous avons pu ainsi contempler ces oiseaux comme les motifs originaux de l’émotion esthétique de cet aquarelliste et, sur ses traces, nous laisser prendre à notre tour par leur beauté. une façon aussi d’accorder à la peinture le rôle qu’elle a toujours eu de rendre visible la réalité permanente des choses en la sublimant.
le rêve de l’éléphanteau
un éléphanteau sur son podium rouge est plongé dans le rêve de son squelette planant en désordre au-dessus de lui. un projecteur porte l’ombre de cet assemblage incohérent sur un écran encastré dans une grande boîte noire. y est recomposée une créature hybride, projection fantasmagorique d’une pensée d’os.
l’éléphanteau, bien entendu, n’y est pour rien. nous lui prêtons nos pensées, comme toujours.
mais cette fois, confrontés que nous sommes à son mystère, nous n’essayons pas de le percer mais le laissons simplement nous inspirer. il suffit de nous demander ce qu’un tel animal pourrait rêver pour que nous arrivent d’étranges visions.
du côté des animaux
c’est la nuit. au travers d’une architecture de brindilles, on devine un animal. son profil se dessine devant un écran vidéo où l’on voit défiler sur une autoroute le flot ininterrompu des camions et des voitures.
les animaux se tiennent cachés dans les taillis, dans la campagne obscure de part et d’autre des grands axes routiers. au volant de notre voiture, nous savons qu’ils sont là, ils nous regardent glisser dans nos carcasses d’acier, pleins feux déchirant l’obscurité, depuis cet espace vital où ils se réfugient en reculant sans cesse devant nos lumières.
se placer résolument de leur côté, du côté du versant animal, comme l’écrit jean-christophe bailly* en titrant son livre, dans lequel il évoque le surgissement d’un chevreuil sur sa route : le chevreuil était dans sa nuit et moi dans la mienne et nous y étions seuls l’un et l’autre. mais dans l’intervalle de cette poursuite, ce que j’ai touché, justement, j’en suis sûr, c’était cette autre nuit, cette nuit sienne venue à moi non pas versée mais accordée un instant, cet instant donc qui donnait sur un autre monde.
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*le versant animal, bayard, 2007, coll. « le rayon des curiosités » dirigée par suzanne doppelt
le salon du collectionneur
cette scène est une caricature. elle fait allusion à ces salons du 19e siècle où de riches amateurs de chasse se faisaient photographier au milieu de leurs collections de trophées et d’animaux naturalisés.
les intérieurs sont luxueux et terriblement encombrés.
ici, l’occupant des lieux semble s’être absenté depuis peu. un costume sur une chaise, une paire de chaussures vernies abandonnées sur le tapis d’où sortent des petits animaux. des marcassins renversent les tasses d’un service à thé posé à même le sol. d’autres courent sur les murs, sur les commodes et sous les tables. ils sont installés en travers du décor et l’accumulation est poussée jusqu’au bord du chaos.
il y a comme une sorte de revanche dans ce brouillage des pistes. on assiste à une superposition de réseaux incompatibles, une inadéquation de la présence animale dans ce lieu si connoté.
les poux des macaques
deux macaques sont placés dans une posture où ils s’épouillent mutuellement. au-dessus de leurs têtes, un dessin de couleur grise émerge du mur rouge orangé situé derrière eux.
on y distingue, vibrant comme une apparition, trois grand dauphins chevauchés par des singes et bondissant dans un ciel chargé de gros nuages.
une relation – il faut l’avouer – impossible à décrire s’installe entre ce dessin couleur de poussière et cette séance d’épouillage.
les animaux ne sont plus observés comme avant. l’adn devient la grille à partir de laquelle chaque animal est répertorié et l’anatomie comparée délaisse peu à peu leurs corps inutiles et fragiles qui encombrent désormais les réserves des musées.
discrètement, les collections glissent vers d’autres zones de contemplation et, notamment, celle de la curiosité.
textes de philippe poirier
photos alain willaume