entretien avec a. boile

Propos recueillis par Anthony Boile

le 16 octobre et le 19 novembre 2005
pour artelio (extrait)

Philippe, tu déclares dans ton film Kat Onoma, comme son nom l’indique (1996) que « la musique peut provoquer des émotions de nature irréparable ». Comment rattaches-tu cela à ta propre expérience ?

Pour ceux qui n’y sont pas allergiques, il est possible d’avoir des expériences intenses à l’écoute de la musique. Je me souviens, parmi d’autres, de Charlie Parker : c’est vraiment quelqu’un qui, à une certaine période de ma vie, me vrillait la tête par ses mélodies, ses breaks, ses « idées musicales »…
Une fois que l’on a entendu certaines musiques, quelque chose est en nous et, d’une certaine manière, nous fait pressentir ce à quoi on ne s’attendait pas : c’est comme une sorte de… oui, de vertige à l’envers… Ces instants fabriquent une mythologie intime peuplée de lieux musicaux qui sont comme les notes d’une phrase idéale que, par la suite, on tentera sans cesse de restituer.

 

Adolescent, lorsque tu vivais à Paris, tu fréquentais régulièrement l’Olympia : tu as pu assister à des concerts d’artistes mythiques, notamment Ray Charles, les Beatles, Jimi Hendrix ou Otis Redding. Ont-ils joué un rôle majeur dans ta vocation musicale ?

Ma mère était fan de Ray Charles et chaque année nous allions l’écouter à l’Olympia. C’était un rituel. J’avais une dizaine d’années et j’avoue que, bien calé dans mon fauteuil du troisième rang (mon père, je ne sais comment, se débrouillait toujours pour avoir les bonnes places), je ne perdais pas une miette de ce moment où l’orchestre de cuivre chauffait la salle avant l’entrée des Raelettes puis de Ray, hilare, le corps totalement désarticulé et rejoignant son demi-queue rutilant au bras de son imprésario… La suite, ce fut les Beatles, à l’origine programmés en première partie de Trini Lopez mais qui, entre-temps, explosèrent et que l’on plaça en vedette. Par contre, on n’avait pas déprogrammé Sylvie Vartan en début de soirée. Il fallut donc attendre longtemps avant de les voir et la salle était dans un état effroyable.
Même de mon troisième rang, je ne les entendais pas beaucoup – mais je les voyais bien… Après, il y eut les « musicoramas » et j’eus la chance, bien que je trouvais ça naturel, de voir beaucoup de groupes de l’époque que l’on entendait à la radio. Sans aucun doute que cela ait eu une influence sur ce que tu appelles ma « vocation »…

 

Dans la seconde moitié des années 70, tu as pratiqué la musique free à Strasbourg, au sein du groupe Musik Aufhebung. En quoi cette expérience a-t-elle été formatrice pour toi ?

La musique improvisée américaine était d’abord un manifeste politique qu’il faut relier aux mouvements de libération des Noirs, au black power et au retour aux sources de leur culture. En Europe, surtout en Belgique et en Hollande, il y avait l’équivalent : l’axe politique était bien sûr différent mais tout aussi ravageur. On essayait de repousser le plus loin possible les formes musicales que l’on croyait connaître. Le contexte de l’époque voulait ça, contexte marqué par la musique contemporaine savante, qui elle-même réalisait ce travail de façon plus systématique et réfléchie. L’idée du free était également de pouvoir faire absolument ce qu’on voulait, d’utiliser n’importe quel instrument : prendre un saxophone, c’était être saxophoniste ; une guitare, guitariste… On ne cherchait pas à reproduire quelque forme que ce soit, mais à laisser l’instant musical se développer. Cela donnait des résultats plus ou moins heureux, mais malgré tout c’était une expérience très forte puisqu’on pouvait entendre en toute liberté une musique se produire, et la laisser prendre sous nos yeux des formes insoupçonnées.

Et cela développait une sorte d’instinct, faisait naître le pressentiment d’une musique qu’on pouvait imaginer nous emmener vers des lieux inconnus. C’était une aventure donc, au vrai sens du terme. C’était aussi éprouver les limites à partir desquelles la musique devient forme ou, au contraire, se perd dans l’informe, dans le chaos. Faire l’expérience de ce chaos est fondamental pour un musicien… Puis, étant allés assez loin dans cette déstructuration de la forme musicale, nous avions envie de rechercher d’autres formes : c’est ce que j’ai fait en compagnie d’Yves Dormoy. Il y a donc eu, à l’intérieur de ce groupe, une sorte de scission dont on jouait consciemment : d’un côté on structurait la musique par des thèmes, des arrangements de saxophone, et par ailleurs le batteur et le trompettiste (c’était Guy « Bix » Bickel, déjà) attaquaient ce travail. C’était intéressant de laisser ces formes se contredire et nous avons beaucoup joué avec ça, jusqu’à ce que, finalement, on enregistre dix ans plus tard la partie formelle de ce duo entre Yves et moi, qui s’appelait Discrétion Assurée, sur Les Echardes.

 

Cette conception de la musique comme espace de totale liberté se manifeste clairement sur tes premiers disques en dehors de Kat Onoma : sur Les Echardes (1993) effectivement, qui allie l’esprit d’Ornette Coleman à celui de la musique africaine, ou sur Qui donne les coups (1998), où apparaissent des éléments de musique méditerranéenne, ethnique, voire des résurgences de musique ancienne…

Quand j’étais plus jeune, je vidais les discothèques et les bibliothèques musicales, j’écoutais beaucoup France Culture qui effectuait des retransmissions de ce type. J’avais donc passé en revue quasiment toutes les musiques d’Afrique existant sous les labels du genre Ocora, Musiques du Monde… Je me souviens notamment avoir entendu dans une émission, à l’époque où je pratiquais beaucoup la contrebasse, des musiciens jouant de cet instrument marocain, le guembri : ils produisaient une attaque très répétitive sur trois cordes basses, avec une forte énergie mélodique, et c’était ça, la musique que j’aurais espéré jouer à la contrebasse. Ce jeu se rapprochait de celui des musiciens que j’admirais à l’époque, comme Malachi Favors, le contrebassiste de Art Ensemble of Chicago.

Du coup, j’avais l’impression d’effectuer des connexions en remontant aux origines ; je comprenais plein de choses, car je m’apercevais que des gens, à l’autre bout du monde et peut-être depuis des milliers d’années, avaient développé une forme musicale extrêmement singulière, une forme qui rejoignait la musique improvisée que nous pratiquions…
En outre, la musique africaine est liée à une forme d’état spirituel et existentiel vraiment beau. Au Congo, les gens sculptent d’énormes troncs d’arbres évidés en forme de personnages, creusent un trou dans le dos de ces personnages et, en soufflant dedans, font parler les ancêtres. Chant ancien, sur Qui donne les coups, fait précisément référence à ça…

 

Avant de te consacrer davantage à l’élaboration de chansons au style très personnel, tu étais bien sûr guitariste et saxophoniste au sein de Kat Onoma. En outre, tu as composé deux des morceaux les plus « connus » du groupe, « The Radio » et Ballade mexicaineC’est connu pour toi… [rires]
Enfin, disons qu’ils font partie de ses morceaux emblématiques…

Bref, comment concevais-tu ton rôle et ta position au sein d’un ensemble alchimique mais constitué de personnalités très diverses ?

Cette idée de groupe est bien compliquée… On rêvait ensemble de musique, et nous nous sommes dit qu’on allait peut-être contribuer à quelque chose qui finirait par nous dépasser tous. Voilà ce que j’aimais dans le principe d’être en groupe. Je savais très bien que, de toute façon, Kat Onoma ne produisait pas la musique que j’aurais faite seul ou avec d’autres personnes.
L’essentiel était cet assemblage de personnalités fortes et diverses, et qui résonnait, musicalement parlant. Bien sûr, nous n’avions pas tous la même part de responsabilité dans l’élaboration de la musique, mais je suis convaincu que la simple présence d’une personne est déjà de la composition musicale, si l’on est un groupe bien entendu, au sens que je donne à ce terme.

 

Concrètement, comment parvenais-tu à colorer la musique de ce groupe ? Comment mariais-tu ton jeu de saxophone à la trompette distinctive de Guy Bickel, et ton jeu de guitare à celui, très ample et personnel, de Rodolphe Burger ?

Avec « Bix » nous avions une grande expérience commune et l’on pouvait s’entendre jouer bien avant de le faire, c’est-à-dire que je connaissais ses notes, ses allures et savais comment nous allions jouer ensemble sur des parties inconnues. Nous savions où placer nos timbres, comment faire sonner l’accord entre la trompette et le sax. J’aimais cette connivence.
Dans ces moments-là, nous étions « les cuivres » : c’était tout un monde qui venait de très loin derrière, d’avant Kat Onoma, et que l’on convoquait là.
Avec la guitare, c’était autre chose. Même s’il s’agit de mon premier instrument, je ne l’utilisais plus depuis l’époque de Dernière Bande.
Entre-temps, Rodolphe avait développé un jeu riche et mélodique, un gros son ample et qui ratissait largement le spectre sonore. Il restait donc assez peu de place pour une autre guitare mais j’en voyais une malgré tout, dans un registre plus âpre, plus serré, plus sec. La chanson Night Way pourrait l’illustrer même si le mix ne rend pas ce qui s’est passé lors de l’enregistrement… Il y avait aussi les ballades : c’était un régal de traverser les grilles d’accords en marchant sur les notes émergentes comme sur les gros cailloux d’une rivière, de construire des mélodies elliptiques, comme dans La Chambre par exemple.

 

Chez Kat Onoma, tu n’écrivais aucun texte et ne chantais pas.
Finalement, te sentais-tu un peu à l’étroit au bout d’un moment ?

Non, pas du tout. J’y trouvais un espace dans lequel je pouvais expérimenter les instruments que je pratiquais, et s’il avait fallu en pratiquer d’autres, je l’aurais fait. Simplement, Rodolphe chantant en anglais dans la forme musicale qu’on avait choisie, le français avait du mal, tout au moins au début, à trouver sa place. Ne maîtrisant pas suffisamment l’anglais, je ne me voyais pas chanter et encore moins écrire dans cette langue, même si je m’intéressais de près aux textes des amis qui nous les envoyaient.
Je n’avais pas ce projet-là… Quand j’ai débuté l’enregistrement de mon premier album solo, Qui donne les coups, je voulais que ce soit un disque instrumental avec la présence d’images ; je commençais en effet à tourner en Super 8, je participais à la réalisation des clips de Kat Onoma, j’avais déjà filmé Radioactivity… Je souhaitais donc produire des images avec une
musique. Mais finalement, ne pouvant pas créer certaines de ces images, je me suis amusé à décrire ce qu’elles auraient pu être, et j’ai commencé à introduire la voix sous une forme parlée, avec Tout semblait immobile.
Puis petit à petit, je me suis pris au jeu et me suis dit que ces textes pourraient devenir des chansons…
Voilà, j’ai découvert ça en enregistrant cet album.

 

Tu as fait paraître ton dernier disque, Qu’est-ce qui m’a pris, sur le label Microbe et non sur le label Dernière Bande de Rodolphe Burger. Est-ce une façon de revendiquer ton indépendance par rapport à l’image forte que dégage Kat Onoma ?

Non, en tout cas pas dans un premier temps puisque j’ai fait paraître Automne Six sur Dernière Bande. Qu’est-ce qui m’a pris était sur le point de sortir sur ce label lorsque des difficultés de tous ordres sont survenues. C’était l’occasion d’imaginer un autre fonctionnement pour moi.

 

Ce dernier album est signé Philippe Poirier, mais en réalité cela ressemble beaucoup à une œuvre collective puisque y ont participé Stefan Schneider de To Rococo Rot, Ronald Lippok et Bernd Jestram de Tarwater, des membres de Kat Onoma, ainsi que Dominique A.
Comment as-tu réussi à développer un univers sonore aussi cohérent avec tant de collaborateurs et en travaillant sur une assez longue durée ?

J’ai commencé cet album peu de temps après Qui donne les coups : à l’époque j’enregistrais seul ou avec Marco de Oliveira à la Ferme [le studio vosgien de Kat Onoma et Rodolphe Burger, NDLR]. Puis en passant à la production, j’ai invité les amis : Costa, Bix, Vincent, Jean-Philippe…
Ensuite, le dernier album de Kat Onoma et sa tournée ont retardé la sortie du nouveau disque. J’ai alors rencontré Stefan Schneider à l’occasion d’une résidence à Genève : nos concerts au Festival La Bâtie ont résulté en cet album intitulé Automne Six. J’ai tellement aimé cette collaboration (qui là est un vrai duo : j’ai écrit des textes sur des musiques composées ensemble) que j’ai voulu lui donner une suite…
J’ai pu aussi rencontrer Tarwater, un groupe que j’avais déjà voulu inviter en résidence à Strasbourg… Je voulais que Stefan produise l’album et que la présence de Tarwater harmonise tous ces morceaux qui, pour certains, avaient traversé le temps (trois ou quatre ans parfois). Cela s’est fait au fur et à mesure. C’est une succession de moments musicaux, de couches accumulées et restituant assez bien ces années passées.

 

A mon sens, il s’agit d’un album d’eau. Hormis le fait que le morceau de conclusion s’intitule Le Lac, la musique y est limpide, elle semble couler tantôt comme un ruisseau tantôt en cascades, avec une ampleur assez vaporeuse. Cela me rappelle un peu ton jeu de guitare que je qualifierais d’« aquatique » sur certaines chansons de Kat Onoma, telles que La Chambre ou A Birthday. As-tu consciemment travaillé cet aspect sonore ?

Pas du tout [sourire]. Ce que tu ressens peut venir des synthés, des sons coulés, de l’absence de rythmes violents, d’un calme dans la musique attaché au souvenir d’une certaine qualité de silence. Je ne peux pas dire précisément ce qui provoque cette sensation mais c’est sans doute juste puisque dans les images que je réalise, il y a de l’eau partout.

 

Sur tes derniers disques, synthés et programmations se mêlent étroitement aux instruments plus « organiques » que tu joues depuis longtemps (guitare, saxophone, contrebasse) ; Automne Six est d’ailleurs un album à dominante électro. En outre, tu avais déjà collaboré avec Arnaud Rebotini à l’époque de Qui donne les coups. Pourquoi et comment es-tu allé vers ce type de musique, toi qui viens plutôt du rock et du free ?

Chez cette génération de jeunes musiciens s’est manifestée une envie d’aborder d’autres rives musicales, d’aller rechercher d’autres formes.
Quand j’ai songé à la réalisation de Qu’est-ce qui m’a pris, je suis allé voir Eric Linder qui est le programmateur du festival La Bâtie, et je lui ai demandé de me faire rencontrer un de ces musiciens afin que nous puissions confronter nos pratiques. Et en travaillant avec Stefan, j’ai été agréablement surpris : nos deux méthodes pour fabriquer de la musique étaient à la base
extrêmement différentes, mais elles coïncidaient plutôt bien. Lui était dans ses synthétiseurs, ses programmes ; moi je travaillais sur les samples, les guitares, et je pouvais amener des arrangements de cuivres sur des formes réactualisées. Au bout du compte, cela fut très facile, car nos questions étaient les mêmes : comment se déplacer par rapport à un rythme, comment faire sonner une grille d’accords d’une autre manière, comment compliquer une rythmique binaire… En regardant travailler Stefan, j’adorais le voir produire de l’arythmie avec ses synthés. Et justement cette arythmie, ou cette complexification du rythme, me mettait à l’aise pour tenter des choses avec la guitare, les cuivres ou les samples.

 

Tu as réalisé Automne Six et Qu’est-ce qui m’a pris à Berlin, en grande partie. Pour toi, la scène allemande et le contexte culturel berlinois incarnent-ils toujours quelque chose de revivifiant, comme à la fin des années 70 ou au
début des années 80 ?

Ce n’est pas du tout la même époque ni le même contexte, mais la scène musicale y est toujours extrêmement dense. En outre, la musique est pour moi liée au déplacement, au voyage, à l’idée de l’éloignement : ce qui me plaisait, c’était aussi, pour réaliser ce disque, de me retrouver assez loin du contexte musical dans lequel je vis… Là-bas, j’y éprouve une sorte d’appel, d’ouverture sur un autre espace… Bon, ça c’est un peu une projection, mais c’est sûr que la ville de Berlin est particulière : elle est très étendue, on y vit tranquille, sans pression, l’air n’est pas surchargé d’ondes ; il existe d’immenses espaces vides entre les quartiers, des no man’s lands, et en même temps, à l’intérieur de chaque quartier la vie culturelle est très intense. On y trouve une sorte de liberté artistique dégagée de tout consensus que j’apprécie beaucoup.

 

Tu prétends souvent produire des images plutôt que des chansons. Il est vrai que tes textes sont étonnamment picturaux, car ils focalisent sur les sensations, les formes et les couleurs du monde. A l’inverse de la chanson française classique, la narration se situe au second plan. Bref, tout cela me fait songer à la peinture de paysage…

C’est un songe qui me convient… [petite pause] En ce moment je relis Le Chant des pistes de Bruce Chatwin, évoquant les aborigènes d’Australie chantant le paysage au moyen de songlines. Dans leur mythologie, les ancêtres avaient chanté la terre pour la créer et tracé des chemins. Chaque chemin avait son chant et chaque homme recevait à sa naissance quelques strophes correspondant à une partie du territoire qu’il traversait. Pour eux, le monde ne peut pas exister avant d’avoir été chanté. Pas mal, non ?… [sourire] En ce qui me concerne, j’essaie avec mes chansons de planter un point de vue, tout simplement, un peu à la manière
dont on fait le point en mer pour calculer sa position. Souvent il faut trois relevés, ce qui pourrait correspondre, dans mon dispositif, au texte, à la musique et à l’image. Ce point de vue ainsi obtenu, je le soumets au regard de l’autre en espérant que l’autre voie aussi quelque chose…

 

Il s’agit donc de « chansons topiques »…

Voilà, c’est ça. Ce terme est amusant… [sourire] Evidemment, si produire un lieu fait penser au paysage, il peut aussi s’agir d’une personne, d’un objet, d’un paysage mental ou de la description d’un sentiment. Mais ce sentiment n’est pas forcément le mien : le but premier n’est pas d’exprimer mes sentiments et mes émotions, même si bien sûr ils apparaissent dans mes chansons.

 

Dans une chanson comme La Carte postale, tu provoques des rencontres épiphaniques avec des personnages surgis du passé. Pourquoi as-tu sélectionné ce type d’images en particulier ?

Même si ce n’est pas un sujet très original, j’aime bien saisir quelque chose qui me ferait traverser une certaine épaisseur du temps. C’est ça que j’ai essayé de faire avec La Carte postale : l’idée est, à partir d’une simple carte qu’on tourne successivement par quart de tour, de fabriquer un dispositif qui lui-même produit des images. Ceci pour nous attacher à ces personnages déjà vieux de cent ans, en les regardant avec leur costume, dans ces lieux qui ont disparu mais dont on peut tenter de reproduire le souvenir avec les quelques éléments qu’il nous en reste…
Des photos anciennes contiennent elles-mêmes du temps : les costumes portés par les personnages du XIXème siècle ramènent avec eux des traces du XVIIIème. De même, sur les tableaux du XVIIIème, vêtements et objets conservent des vestiges du XVIIème, et ainsi de suite…
L’objectif était, par les détails, d’aller mesurer cette épaisseur du temps, de se rapprocher de ces gens et les faire toucher notre époque.

Au fond, ce genre de chanson n’est pas sans évoquer l’effet que les vues Lumière produisent aujourd’hui sur nous… Le texte de Qui donne les coups, lui, est composé de descriptions fragmentaires de tableaux célèbres, parmi lesquels des œuvres de Goya, Turner, Géricault, Delacroix, de La Tour, Giorgione, Caravage… Dans d’autres morceaux tels que « La Traversée  (« et l’on croisait ici ou là/ des temples grecs flambant neufs/ des rois anciens avec éléphants sur la glace/ des divas dans des voitures de sport/ un mariage égyptien, un drame à Venise/ François Ier descendant l’escalier/ Salammbô à Carthage, le fou-rire d’Elvis »…) ou A bords perdus (« les allées se perdent dans des bosquets/ où souvent nous faisons des rencontres/ des petites troupes des personnes des siècles passés/ aux tenues extravagantes couvertes d’ornements brodés »…), les rencontres épiphaniques que j’évoquais prennent des atours purement oniriques. Tout cela me fait penser à une phrase du nouveau livre de Jean-Louis Schefer, Le Peintre imaginaire, livret d’une Maison de Peinture : « Une nef idéale, une arche dans laquelle vogue, avec quelques habitants, une population d’images, de rêves et de souvenirs. »

La Traversée parle du temps en utilisant une autre méthode, plutôt une mise à niveau de petites scènes remontant du fond du temps et ressemblant à des îles flottantes à la surface de notre présent. On peut les voir alors dériver et
se côtoyer, nous-même évoluant au milieu d’elles. Tout cela flotte donc au-dessus des fonds abyssaux. C’est un conte. Et cette très belle phrase de Jean-Louis Schefer est la description mot à mot des images du film qui accompagne cette chanson dans les concerts… Pour Qui donne les coups, c’est une tout autre histoire. Elle parle de la peinture contre la guerre, combat perdu d’avance bien entendu…

 

Ce goût pour ce que j’appellerais un « onirisme documentaire », ou du moins la transcription d’un flux d’images, implique-t-il nécessairement le type de chant qui te caractérise, c’est-à-dire proche du parlé ?

Dans le parlé on trouve une extraordinaire richesse d’intonations, avec des milliers de degrés : pour moi c’est déjà du chant à part entière. Alors évidemment, dans la chanson française il existe une tradition voulant qu’on chante des mélodies. Moi, je vais toujours à la limite de ce qu’il m’est permis de faire, à la limite de l’acceptable, avant que cela ne devienne une rengaine idiote. En fait, cela dépend des circonstances et des mots choisis : à certains moments je peux trouver des intonations qui épousent la mélodie… Comme je ne suis pas fasciné outre mesure par le besoin de faire des chansons, mais essayant plutôt de rendre tangible ce point de vue dont nous parlions tout à l’heure, je peux parfois paraître en dessous du chant. Mais c’est un chant dont je me contente et qui convient à ce que j’écris.

 

Il y a quelques années, tu avais donné « Le Grand Filtre » à Françoiz Breut, avant de la reprendre pour ton compte sur Qu’est-ce qui m’a pris. Plus récemment, tu lui as expressément écrit et composé La Boîte de nuit, apparue sur son album Une Saison volée. Quelle est la spécificité d’écrire pour quelqu’un d’autre, a fortiori une femme ?

Le Grand Filtre existait déjà, je l’avais écrite pour moi. D’ailleurs je lui avais proposé d’autres chansons, et il se trouve qu’elle avait choisi celle-ci… Puis plus tard, elle m’en a demandé une nouvelle, et là je me suis dit : « Tiens, c’est bien, je vais voir si je peux faire ça… »
L’idée d’écrire pour une femme me plaisait, car là on est dans une projection vraiment fictionnelle. Cependant je connaissais un peu Françoiz et je l’imaginais bien chanter ce titre, qui me semblait à-propos. Elle a une belle façon de l’interpréter, avec beaucoup d’humour. Certes, il y a un côté presque dramatique dans cette chanson, mais l’idée était de produire une situation aberrante : sortir de ces boîtes de nuit à la campagne, au milieu de rien, quitter cette ambiance complètement surchargée d’ondes électriques, puis avancer sur ces chemins dans la nuit, parler seule avec un générateur… Oui, c’est une situation humoristique laissant une possibilité tragique, mais je pense que c’est ça qui est beau dans l’humour… Il faut essayer de dépeindre ce genre de scène avec les éléments provoquant ce sérieux, de les décrypter, puis les désassembler pour déceler l’insolite des situations dans lesquelles on peut se mettre. C’est un peu poussé à l’absurde, mais pas d’une façon dérisoire, car on y trouve une certaine sincérité et de la générosité malgré tout. Quand la fille dit « ne cherche pas ailleurs, je suis toutes les femmes », c’est une énorme preuve d’amour et une façon de montrer au garçon qu’il est aveugle : il ne voit pas qu’elle y va à fond, qu’il passe à côté de quelque chose d’immense… l’amour d’une femme !
[pause, puis rires]

 

On retrouve cette alliance entre romantisme sensuel, absurdité des situations et profonde tendresse dans un morceau de Qui donne les coups, Sans sentiment. En effet le narrateur fredonne : « j’aime cette fille sans sentiment/ (…) penchée sur un bloc de papier gris/ elle se fiche de tout/ quelle application/ elle glisse ses doigts entre les feuilles/ comme elle a de belles branches/ comme j’aimerais y grimper/ m’y lover/ m’y pré-lasser/ (…) des milliers d’oiseaux dans chaque arbre/ nous sommes sans destination/ je voudrais qu’il fasse toujours un peu froid. »

Oui, pour écrire la chanson je suis monté dans un arbre et j’ai regardé cette fille comme un chat pouvait le faire.